LE MÉTRO À UCCLE, MIROIR AUX ALOUETTES

Jean Michel Bleus Chargé de mission Mobilité à l’ARAU (Atelier de Recherche et d’Action Urbaines)

Article paru dans La Lettre aux Habitants n°89, septembre 2016

LE MÉTRO À UCCLE, MIROIR AUX ALOUETTES

Jean Michel Bleus
Chargé de mission Mobilité à l’ARAU
(Atelier de Recherche et d’Action Urbaines)

1. Le projet de métro Nord

Le projet de métro Nord consiste en l’extension de
l’infrastructure souterraine entre la gare du Nord
et Bordet d’une part, et la transformation des infrastructures
existantes entre la gare du Nord et
Albert d’autre part, afin de créer une nouvelle ligne
de métro (ligne 3) entre Bordet et Albert. Outre le
percement d’un tunnel vers Schaerbeek et Evere
ainsi que la création de 7 nouvelles stations et d’un
nouveau dépôt à Haren, ce projet nécessiterait de
lourds travaux sur l’axe souterrain nord-sud afin
d’adapter les installations existantes du pré-métro
à la circulation du métro. Les chantiers les
plus lourds auraient lieu au niveau du complexe de
tunnels « Constitution » (entre la gare du Midi et la
station Lemonnier), où une nouvelle station pour
les trams et les métros serait créée, mais aussi
à Albert qui deviendrait le terminus sud de cette
nouvelle ligne de métro.

Ces projets d’une envergure sans précédent depuis
le bouclage du métro de la petite ceinture
(qui a pris 20 ans) sont élaborés secrètement. La
STIB estime visiblement que cela ne regarde pas
les usagers : la réunion d’information sur le projet
Constitution prévue le 16 juin dernier a été reportée
sine die et le site internet dédié au projet du
métro Nord, annoncé comme bientôt en ligne en
septembre 2015, ne l’est toujours pas… La STIB,
qui envisage d’investir 5 millions dans la communication
autour du projet n’informera-t-elle les
habitants et les usagers qu’une fois les permis
délivrés ?

Des chantiers d’une telle ampleur ont évidemment
un coût considérable : la dernière estimation
fournie par la Région fait état d’un montant de 1,8
milliard. Et on connaît la propension de ces grands
travaux à voir la note finale dépasser les estimations…
Le projet « Constitution », qui fait actuellement
l’objet d’une demande de permis (l’étude
d’incidences est en cours de réalisation), a déjà
vu son budget initial plus que doubler, passant de
110 à 240 millions !

Il y a de quoi s’inquiéter pour les finances de la
Région, d’autant plus qu’elle ignore toujours comment
financer le projet malgré une contribution de
Beliris de 500 millions. La mise en service de cette
nouvelle ligne de métro a été annoncée pour 2024,
ce qui semble bien optimiste… Quoi qu’il en soit,
il faudra s’attendre à d’importantes perturbations
pour les différentes lignes de pré-métro pendant
une partie de ces travaux. Outre ces impacts,
limités dans le temps, le projet de métro Nord
induirait une profonde réorganisation du réseau
avec des conséquences non négligeables pour les
usagers, particulièrement à Uccle.

2. La station Albert transformée en terminus

Avec la transformation du pré-métro de l’axe nord-sud
en métro, les lignes de tram en provenance du
sud ne pourraient plus emprunter les tunnels menant
à la gare du Midi et au centre-ville et seraient
donc de facto limitées à la station Albert.

D’après les plans et les schémas d’exploitation
disponibles, le niveau -1 de la station Albert accueillerait
les terminus des lignes de tram 4, 7
(qui serait donc prolongée au-delà de Churchill) et
51, la ligne 3 disparaissant au profit de la nouvelle
ligne de métro. Toutefois, les plans prévoient le
creusement d’un tunnel sous le parc de Forest qui
déboucherait au niveau de la place de Rochefort,
créant ainsi une connexion entre Albert et le réseau
existant. Ce tunnel permettrait, en théorie,
de prolonger le tram 4 ou le 7 vers le bas de
Forest, éventuellement jusqu’à la gare du Midi. Il
n’y a néanmoins actuellement aucun engagement
de la Région ou de la STIB en ce sens : ce tunnel
n’a donc d’autre usage que celui d’espace pour
le rebroussement des lignes 4 et 7 et de voie de
service vers un dépôt (Marconi, par exemple).

Outre le creusement du tunnel, les travaux à la
station Albert seraient nombreux : réaménagement
du niveau -2 de la station pour y accueillir le
métro (rehausse et renforcement des quais, aménagement
de locaux, …), aménagement complet
du niveau -1 de la station, adaptation des trémies, élargissement au niveau -1 de l’accès situé sur la
dalle Albert, etc. Le montant annoncé pour ces
ouvrages est de 66 millions. Le calendrier prévoit
le début des travaux en 2018.

3. Les conséquences pour les usagers

La réorganisation du réseau induite par la « métroïsation
 » de l’axe nord-sud engendrerait une
perte de lien direct avec la gare du Midi et le
centre-ville pour les usagers des lignes 3, 4 et
51 puisqu’une correspondance supplémentaire
leur serait imposée à Albert. Pour les usagers qui
empruntent actuellement le 51 depuis Uccle pour
se rendre, de manière directe, à la Porte de Ninove
ou au Heysel, par exemple, il s’agirait d’effectuer
deux correspondances : non seulement à Albert
mais aussi à la gare du Midi ou à Constitution.

Il ne faut pas minimiser l’impact des correspondances
 : déplacement d’un quai à l’autre
(ce qui peut être pénible, en particulier pour les
personnes à mobilité réduite), attente (qui peut
s’avérer fort longue, surtout en heures creuses),
inconfort rendent le voyage en transports en commun
moins attrayant. Ce n’est pas pour rien que le
thème des correspondances truste le podium des
préoccupations des usagers dans le baromètre de
la STIB depuis plusieurs années !

Outre l’imposition de cette nouvelle correspondance,
les usagers devraient également subir une
diminution de la fréquence sur le tronçon Albert
– gare du Midi : il y passe actuellement un tram
toutes les 1 minute 45 (en moyenne, en heure de
pointe) alors que le métro n’y passerait que toutes
les 3 minutes (toujours en heure de pointe).
Les usagers ucclois, mais aussi forestois, de ces
trois lignes perdront donc en accessibilité vers le
centre-ville. Les Saint-Gillois, quant à eux, verront
la fréquence de passage diminuer dans les stations
situées sur le territoire de leur commune.

Le cas de la ligne 51

La ligne 55 offrait un accès direct au centre-ville
jusqu’à sa « transformation » en 51 en 2008.
Depuis lors, les usagers voulant se rendre au-delà
de la station Lemonnier se sont vu imposer une
correspondance. Celle-ci est toutefois relativement
aisée puisqu’elle peut s’effectuer sans
changement de quai (entre Albert et la gare du
Midi). Avec la « métroïsation », les usagers du
51 perdraient non seulement l’accès direct qu’ils
avaient conservé jusqu’à la gare du Midi mais
se verraient également contraints à une correspondance
moins aisée en cas de trajet jusqu’au
centre-ville puisqu’elle devrait avoir lieu à Albert
entre les niveaux -1 et -2.

La mise en oeuvre du projet de métro Nord, en
supprimant tout lien direct avec le centre-ville
pour les usagers des lignes de tram 3 et 4 et avec
la gare du Midi pour ceux du 51, n’engendrerait
que des pertes pour les usagers ucclois, forestois
et saint-gillois, sans leur offrir le moindre gain…

Les « supporters » du projet de métro Nord minimisent
ces conséquences néfastes qui ne seraient,
selon eux, que temporaires dans l’attente d’une
hypothétique extension du métro à Uccle.

4. Le fantasme du métro à Uccle

L’idée d’un prolongement des infrastructures
souterraines à Uccle ne date pas d’hier : plusieurs
tracés sont étudiés dès les années 60-
70 [1]. Actuellement, le projet de Plan Régional de
Développement Durable (PRDD) envisage l’étude,
mais pas avant 2020, d’une extension. Plusieurs
tracés sont indiqués entre Albert et Calevoet ou le
Fort-Jaco, de même qu’une « métroïsation » de la
ligne 7.

Si une extension du métro à Schaerbeek et Evere
n’est pas justifiée en regard de la demande trop
faible en déplacements, actuelle et projetée [2], c’est
encore moins le cas pour Uccle. Selon les experts,
un métro n’est justifié qu’à partir d’une demande
de 10.000 voyages par heure et par sens : c’est à
partir de ce seuil que l’exploitation du métro devient
plus rentable que celle du tram. La Région a
toutefois décidé, dans le plan de mobilité régional
Iris 2, d’« abaisser » ce seuil à 6.000 [3] voyages par
heure et par sens. Même si l’on tient compte de ce
dernier chiffre, le métro Nord resterait largement
« surcapacitaire », comme l’a montré une simulation
réalisée par le bureau d’études STRATEC
en 2009. On compterait en effet, sur le tronçon de l’extension nord, moins de 2.000 voyageurs par
heure et par sens à l’heure de pointe, c’est-à-dire
au moment où la « charge » est la plus importante.
Avec la fréquence annoncée d’un passage d’une
rame de métro toutes les 3 minutes en heure de
pointe, soit 20 rames, chacune d’une capacité de
plus de 700 places, il y aurait donc plus de 14.000
places offertes par heure et par sens, soit 12.000
places « excédentaires ».

Ce tableau, réalisé par les experts en mobilité Frédéric Dobruszkes (ULB) et Thierry Duquenne (Bruxelles Mobilité),
montre que l’exploitation du métro (hors coût de construction des infrastructures) devient plus rentable que celle du
tram seulement à partir d’environ 8.500 voyageurs par heure et par sens, en moyenne, sur une journée d’exploitation.

Étant donné que le mode tram, qui nécessite beaucoup moins d’investissement en infrastructures que le métro,
permet d’offrir jusqu’à 10.000 places par heure et par sens, les experts considèrent donc qu’un métro ne se justifie
qu’une fois ce seuil de 10.000 atteint.

Un renforcement des lignes de tram suffirait amplement
à répondre à la demande projetée, même
sur le tronçon le plus fréquenté (entre la gare
du Midi et la gare du Nord). À titre d’exemple, le
tronçon Albert-Lemonnier (lignes 3, 4 et 51) offre
aujourd’hui plus de 8.000 places par heure et par
sens (en heure de pointe) et pourrait en offrir près
de 10.000 en remplaçant les vieux trams de la ligne
51 par des véhicules de plus grande capacité.
Concernant Uccle, cette surcapacité du métro est
encore plus importante : aucun des tracés envisagés
dans le PRDD ne réunit les conditions de création
d’une ligne de métro (densité de population,
présence d’activités ou de grands équipements
générateurs de nombreux déplacements).

La mise en service d’une ligne de métro signifierait
en outre la suppression d’une ou plusieurs lignes
en surface avec pour conséquence un maillage
moins fin (moins de stations de métro que d’arrêts
de tram) et un accès aux quais long et pénible si
les stations sont très profondes (ce qui est envisagé
pour l’extension nord).

La première ligne visée serait évidemment la
ligne 4, qui ferait double emploi ; or elle a des
performances globalement équivalentes à un métro
(vitesse un peu plus faible, mais accès aisé et
relation directe jusqu’à la gare du Nord). Pour de nombreux experts, il s’agit donc d’un miroir aux
alouettes.
La promesse d’un métro à Uccle constitue en
outre un facteur d’inertie : rien n’est fait pour
améliorer les conditions de circulation des transports
en commun puisqu’une « solution miracle »
est annoncée. En attendant, les embouteillages
sont légion et trams et bus y sont englués tandis
que les trottoirs sont mal entretenus et que
les aménagements pour les cyclistes sont quasi
inexistants…

Si un prolongement du métro vers Uccle est
illusoire car nullement justifié, il existe d’autres
moyens pour améliorer la desserte de la commune.
L’ARAU a proposé une alternative au projet
de métro Nord permettant de maintenir des liaisons
directes entre Uccle et le centre-ville.

5. L’alternative soutenue par l’ARAU

L’alternative proposée par l’ARAU s’inscrit dans
le modèle de la Cityvision [4] qui prône le développement
du réseau de surface ainsi que l’utilisation
optimale des infrastructures souterraines
existantes.

Concrètement, les lignes 3 et 4 sont maintenues
sur leurs parcours actuels (les conditions de correspondance
entre les lignes 3 et 7 devront être
améliorées). La ligne 51 est remise en surface sur
la chaussée d’Alsemberg entre l’avenue Coghen
et la Barrière de Saint-Gilles où elle rejoint le
parcours de la ligne 81, rue Théodore Verhaegen
et avenue Fonsny, jusqu’à la gare du Midi, pour
ensuite, en restant en surface, retrouver son itinéraire
actuel.

Cette remise en surface permet de « faire de la
place » aux lignes 3 et 4 au niveau du complexe
Constitution et de les rendre ainsi plus efficaces :
le complexe Constitution pourrait ainsi être grandement
simplifié. Ce type de lignes en surface
pourrait être développé de manière beaucoup
plus rapide et moins coûteuse qu’un illusoire
métro, destiné, qui plus est, à libérer la voirie où
s’engouffreraient toujours plus de voitures portant
atteinte au cadre de vie par le bruit, la pollution et
l’insécurité routière qu’elles engendrent.

Il ne faut pas négliger, non plus, l’énorme potentiel
du réseau ferré de la SNCB qui mériterait
d’être mieux exploité, notamment en termes de
fréquence.

Cette alternative, plus rapide à mettre en oeuvre
et nettement moins chère que le projet de métro
Nord, n’occasionnera pas de correspondances
supplémentaires pour les usagers ucclois. Elle
permet en outre une plus grande souplesse pour
les développements futurs du réseau : on peut
ainsi imaginer qu’une troisième ligne pourrait
emprunter l’axe nord-sud via, par exemple, la trémie
de l’avenue Jupiter laissée libre par la remise
en surface du 51.

6. Conclusion

Avec le projet de métro Nord, la Région et la STIB
s’engagent sur la voie sans retour du tout au métro,
corollaire du tout à l’automobile : une option
dépassée… Ce faisant, le schéma d’exploitation de
la STIB privilégie les lignes de métro, au détriment
d’un réseau mieux maillé, dans une logique de
« rabattement » : les lignes de tram et de bus sont
raccourcies et « rabattues » vers une station de
métro où les voyageurs sont contraints d’effectuer
une correspondance pour poursuivre leur trajet.

Le choix du tout au métro, outre ses conséquences
en termes de finances publiques et de chantiers
longs et lourds, n’apporterait aucun gain pour les
usagers ucclois, que du contraire. Cette décision
est mal éclairée : « […] nos résultats, même partiels,
soulignent indirectement le poids prépondérant d’un
exploitant de transport public qui a réussi à imposer
une réorganisation du réseau conçue principalement
en fonction des contraintes propres qu’elle subit
en surface, sans contrôle par l’administration en
charge de la stratégie politique de la mobilité – dont
les études confirment pourtant la forte pénibilité
des correspondances –, le tout avec l’aval finalement
de la sphère politique qui a peut-être trop fait
confiance aux arguments techniques (qui n’en sont
pas toujours...). » [5]

En enterrant les transports en commun (et
leurs usagers), la Région et la STIB éludent la
question du partage de l’espace public et du nécessaire
rééquilibrage de son usage, pourtant au
coeur des politiques régionales de mobilité et de
réaménagement.

Jean Michel Bleus

12 octobre 2016