Forcer le débat

Article paru dans la Lettre aux habitants n° 64, juin 2010.

Présentée le 23 octobre 2009, la “Cityvision” a suscité un large intérêt. Son objectif est de proposer une vision d’avenir pour le système de transport public à Bruxelles, et plus particulièrement son réseau ferré, et d’interroger, à l’aune de la crise des finances publiques que nous connaissons aujourd’hui, les choix d’investissements envisagés par les pouvoirs publics. La question qui se pose est en effet la suivante : comment améliorer la mobilité de tous à Bruxelles, dans un délai raisonnable, à un coût soutenable pour la collectivité ?

Alors que le monde politique tend une oreille de plus en plus attentive aux réflexions avancées par la “Cityvision”, la STIB est manifestement inquiète de voir ses options contestées et le fait savoir chaque fois qu’elle le peut. C’est ainsi qu’elle a publié une luxueuse brochure de 16 pages qui dénonce la “vision tronquée” que serait la “Cityvision”. L’article que la STIB a demandé à l’ACQU de publier n’est qu’une déclinaison de cette brochure.

Qui a quelle vision du réseau de transports publics pour Bruxelles ?

Dans son article, la STIB affirme qu’elle défend un “réseau intégré de transports publics où les modes métro, tram et bus se complètent”. Tel est bien aussi le point de vue de la “Cityvision” qui ajoute à ce réseau un quatrième mode, le métro léger, tout en maintenant un pré-métro, rebaptisé “semi-métro”, et en intégrant le tout dans l’offre RER, Tec et De Lijn. Mais ce que critique la “Cityvision” et qui n’a pas l’air de plaire à la STIB, c’est la conception hiérarchique du réseau défendue par celle-ci dans ce qu’elle a appelé la “Métrovision” et qu’elle ne semble pas vouloir assumer publiquement aujourd’hui, brouillant ainsi volontairement le débat. La “Métrovision” concentre en effet in fine les flux sur un petit nombre d’axes forts, sur lesquels les autres lignes sont rabattues, pour « aboutir à un réseau articulé sur le principe d’une ligne par axe » de manière à « offrir une souplesse d’exploitation susceptible de répondre de manière mieux adaptée à une demande croissante » (Métrovision, p. 3). C’est la métaphore des ruisseaux qui se jettent dans des rivières qui elles-mêmes se jettent dans des fleuves, avec à chaque fois un transbordement (correspondance) d’un véhicule à l’autre, avec la pénibilité et l’incertitude sur les temps d’attente qui l’accompagnent.

Ceci étant, si la STIB s’exprime beaucoup à propos de la “Cityvision”, les responsables politiques restent discrets. Après tout, n’est-ce pas à eux de développer la vision du futur du système de transport et son articulation avec l’aménagement du territoire ? Omniprésente, la STIB oublie parfois qu’elle n’est qu’un opérateur de transport, soumis à un contrat de gestion avec la Région. Encore faut-il que cette dernière soit en mesure de prendre les choses en main, en toute indépendance, ce à quoi la “Cityvision” l’encourage. Est-ce cela qui fait peur à la STIB ?

Les promoteurs de la “Cityvision” ne cherchent pas à avoir raison à tout prix. Leur souci est que les conditions d’un vrai débat soient réunies pour mettre en balance les différentes visions. Or, aujourd’hui, on a plutôt l’impression d’une fuite en avant dont Bruxelles – et les finances publiques - risque de ne pas sortir gagnante.

Un prolongement du métro vers Uccle qui va desservir une “grande partie” des Ucclois ?

La STIB affirme dans son article que le mérite d’une ligne de métro vers Uccle est de “permettre à une grande partie des Ucclois de rejoindre en ligne directe le centre-ville”. Nous avons calculé quelle proportion d’Ucclois cela concernerait : seulement 25% d’entre eux ! La situation de tous les autres habitants serait dégradée puisqu’ils perdraient leur liaison directe avec le centre-ville. Par exemple, les usagers du tram 4 devraient changer de véhicule à Albert et cette correspondance nécessiterait de passer d’un niveau à un autre de la station (de -1 à -2).

Présenter la réduction de moitié du temps de parcours du tram 4 est dès lors non seulement un objectif déplacé (s’il y a une ligne qui fonctionne bien aujourd’hui à Uccle – même si elle reste perfectible – c’est bien celle-là) mais fallacieux puisque ce que le métro gagnerait en vitesse commerciale, l’usager le perdrait en temps d’accès aux stations et en rupture de charge ! Or, pour l’usager, c’est le temps total de déplacement qui compte, indicateur qui n’est pas pris en considération actuellement, ni par la STIB, ni par la Région.

La ligne de métro préconisée par la STIB, qui dédoublerait quasiment la ligne RER 124 et remplacerait la ligne de tram 51, ne constituerait pas un réseau “plus maillé” comme l’affirme la STIB car elle supprimerait un grand nombre d’arrêts de l’actuel 51. En revanche, le maillage serait renforcé si, comme le propose l’ACQU, l’on prolongeait par exemple le 92 jusqu’à Vivier d’Oie ou si l’on créait une nouvelle ligne de tram chaussée de Waterloo. N’oublions pas d’ailleurs l’apport considérable de la ligne RER 26 que la STIB omet de mentionner dans son article. Son intersection avec la ligne 124 (nouvelle gare de Moensberg), ainsi que l’ajout d’une halte au Lycée français, constitueraient des atouts indéniables pour la mobilité à Uccle.

La Cityvision, quant à elle, propose 28 arrêts directement reliés au centre-ville. Difficile de faire mieux en terme de maillage…

Deux points de débat intéressants

A côté d’arguments fallacieux, comme celui qui laisse accroire que la “Cityvision” proposerait un métro léger à Uccle (avec quais hauts avenue Churchill ou avenue Brugmann) ou celui relatif au taux de correspondances, qui date... d’avant la restructuration du réseau, la STIB avance deux points de débat intéressants.

Le premier a trait au plan de circulation et des aménagements de voirie qu’il faudrait mettre en oeuvre pour améliorer la circulation des trams (et des bus) si un métro souterrain n’était pas construit. A cet égard, il est important de noter que, déjà aujourd’hui, une part importante du trafic routier se disperse dans les voiries résidentielles en raison du débit extrêmement faible sur les grands axes (nombre de voitures par heure - ne parlons même pas de personnes transportées). Réduire encore ce débit à certains endroits n’aurait donc pas de conséquence dramatique sur les voiries résidentielles. Au contraire, en rendant au transport public son efficacité, on peut espérer un report modal accru vers celui-ci et un allègement général de la pression automobile. C’est exactement cet argumentaire que la STIB déploie pour promouvoir la “tramification” du bus 71 à la chaussée d’Ixelles, mais qu’elle inverse pour la chaussée d’Alsemberg, sur laquelle le maintien du tram n’est plus dans ses plans…

Ceci étant, il ne faut pas oublier non plus qu’une part très importante de la circulation à Uccle, et particulièrement aux heures de pointe, provient de la périphérie, celle-là même qui est visée par le RER. Il est donc temps de réfléchir sérieusement aux mesures d’accompagnement qui seront mises en oeuvre pour encourager ceux et celles qui bénéficieront du RER de moins utiliser leur automobile. Didier Gosuin, bourgmestre d’Auderghem, pourtant de la même couleur politique (MR) que le parti dominant à Uccle, est aujourd’hui un des rares à envisager sérieusement la réduction de la capacité des axes de pénétration dans Bruxelles (tel que le fameux viaduc Hermann-Debroux). Supprimer le tram chaussée d’Alsemberg (ce qui serait le cas si le métro était construit), ce serait au contraire libérer l’espace pour l’automobile et offrir un fameux “appel d’air” en sa faveur.

A propos de la “Cityvision”, la STIB écrit encore que “dans des conditions d’exploitation idéales et une ville débarrassée des embouteillages, un tel réseau aurait peut-être sa raison d’être”. Nous croyions naïvement que faire circuler les transports publics dans les meilleures conditions et se débarrasser des embouteillages étaient les objectifs poursuivis par la STIB et les pouvoirs publics... D’autres villes (Copenhague, Bordeaux...) l’ont pourtant en grande partie réussi. Quand Bruxelles pourra-t-elle aussi être montrée en exemple ?

Le deuxième point de débat intéressant est celui qui a trait à la capacité du réseau et à la fréquence aux “antennes”. Il est vrai qu’en faisant circuler quatre lignes de tram dans le tunnel Nord-Albert, on impose une fréquence de 8 minutes à chaque branche. La réponse à ceci est double : il est préférable d’attendre 8 minutes maximum son tram en étant informé en temps réel de son temps d’attente et en étant certain d’atteindre sa destination en direct que de perdre un temps considérable à accéder à une station de métro et/ou à attendre sa correspondance.

Ceci étant, la solution, si la demande le justifie, est de limiter l’usage du tunnel Nord-Albert aux deux lignes uccloises et de remettre les deux autres lignes sur les boulevards centraux (Lemonnier – Anspach – Max). Dédoubler une infrastructure souterraine sur un petit tronçon (le plus demandé) n’est pas une hérésie : cela se voit à Anvers, Marseille, San Francisco... La Ville de Bruxelles y songe d’ailleurs dans le cadre de son Plan communal de mobilité (PCM). Cela ouvrirait aussi des possibilités nouvelles vers le nord (Quartier Nord et Tour & Taxis, via le boulevard Jacqmain). Et cela permettrait de descendre à 4 minutes sur les “antennes”.

Réduire le nombre de correspondances : un objectif partagé ?

La STIB écrit enfin qu’elle s’est “donné pour objectif, dans la mesure du possible, de limiter le nombre” de correspondances et reconnaît, dans le même paragraphe que les Plans directeur tram et bus ont conduit à la situation inverse, pour garantir la régularité des véhicules.

Cet objectif de l’exploitant – la régularité – ne rencontre pas ceux des usagers si la perception du temps et du confort des déplacements est pénalisée par des correspondances, a fortiori si celles-ci paraissent absurdes, comme au rond-point Churchill par exemple. Toutes les études montrent en effet que les correspondances ont un impact négatif sur la perception et le vécu des déplacements et conduisent dès lors les usagers, du moins ceux qui ont accès à d’autres modes, à se détourner du transport public.

Mettre à plat l’estimation financière des différentes visions en présence

La STIB termine son article en estimant que le volet financier de la “Cityvision” est trop “succinct”. Il a pourtant été développé avec les données officielles les plus fiables dont nous disposions. Le coût de 15 millions / km pour une ligne de tram est une moyenne qui est bien supérieure à la simple pose de voies. La moyenne de 100 millions / km pour le métro n’a, quant à elle, pas été contestée par la STIB. Et il est bien entendu qu’il faut évaluer le coût en matériel roulant, frais d’exploitation, etc.

Nous sommes demandeurs d’une évaluation rigoureuse des différentes “visions” en présence. C’est pour nous une condition de bonne gouvernance. Mais pour le moment, la STIB se contente de critiquer la “Cityvision” et aucune estimation financière de la “Métrovision” n’est sur la table. Il serait temps d’additionner le coût de tous les projets à l’étude : extension nord du métro, automatisation de la ligne 1, tunnels Constitution, Legrand, gare d’Etterbeek, Meiser, etc., etc.

Non, le débat n’est vraiment pas “pour ou contre le métro” mais quelle vision du système de transport voulons-nous pour la métropole bruxelloise qui corresponde aux besoins et attentes des usagers et qui soit soutenable, tant sur le plan environnemental que financier.

Michel HUBERT
Professeur FUSL

juin 2010