Bruxelles, Ville à 30 au rabais

Le 1er janvier 2021 a consacré la mise en œuvre du projet « Bruxelles, Ville à 30 ». Présenté comme un des actes majeurs de la mandature régionale (2019-2024), son principe est simple : ramener la limitation générale de vitesse en agglomération de 50 à 30 km/h. Le caractère symbolique de la mesure est des plus forts : il consacre le principe de « ville apaisée » et de primauté donnée à la sécurité routière. C’est un bonus pour les piétons et les cyclistes. C’est aussi faire comprendre que l’automobile est davantage tolérée en ville que souhaitée.

Le caractère novateur et spectaculaire de la mesure est relatif. Dès 2002, le Secrétaire d’Etat régional à la Mobilité, Robert Delathouwer, annonçait l’objectif d’une ville à 30. Chaque commune bruxelloise était tenue, par l’élaboration d’un « Plan directeur visant à l’aménagement de zones 30 », à en organiser le développement et la quasi généralisation à l’ensemble des voiries communales. Pour de nombreuses communes bruxelloises, l’objectif a été assez simple à rencontrer. En milieu urbain, soit là où les mailles du réseau des voiries sont resserrées et, le plus souvent, sous le régime de la priorité de droite, on était déjà dans une large mesure dans des zones 30 de fait. Avec quelques aménagements de sécurisation et un peu de bonne volonté, l’obtention de nombreuses « communes à 30 » est devenu une réalité. Avec le développement de zones 30 de plus en plus étendues, la situation sur le terrain a toutefois fini par perdre toute logique : une situation d’exception à l’origine (la zone 30) étant devenue la situation dominante en Région bruxelloise. 60% des voiries étaient en effet déjà sous ce statut de vitesse lente avant le 1er janvier 2021.

Inverser le principe en remplaçant la disposition générale du 50 km/h par celle du 30 km/h allait donc de soi. Il mettait fin aux bizarreries posées par quelques communes (Bruxelles-Ville, St-Josse, Forest et Ixelles principalement) qui étaient restées frileuses en la matière. Il donnait davantage de cohérence à l’ensemble du réseau : sauf mention contraire (pour les grands axes du réseau), la vitesse maximale est partout de 30 km/h. Cette mesure permettait aussi de retirer une kyrielle de panneaux de signalisation.

Le « Bruxelles, Ville à 30 » se traduit désormais par 85% des voiries à 30 km/h maximum. Il bénéficie du soutien de résolutions du Parlement européen et de l’ONU, adoptées en 2011 et 2020. Elles recommandent vivement aux autorités responsables de limiter à 30 km/h la vitesse maximale dans les zones résidentielles et partout là où les usagers vulnérables et les véhicules se « mélangent » de manière fréquente et planifiée. De nombreuses villes européennes ont souscrit au principe de la ville à 30. Bruxelles est loin d’être une exception.

La mise en œuvre de la mesure à Bruxelles est cependant difficile. Elle a tout d’abord été négociée avec les communes, ceci au départ d’un réseau de voiries dont le caractère hétéroclite ne favorise pas la standardisation. A l’arrivée, le résultat est tout aussi hétéroclite et il n’échappe pas à quelques grosses contradictions. A Uccle l’avenue Jean et Pierre Carsoel, par exemple, est parcourue par des trams 3000 (la ligne 92) et elle présente l’étonnante singularité d’être soumise au régime de la priorité de droite. Dans la « ville à 30 », elle a été maintenue au régime du 50 km/h maximum. De l’autre côté de la ville, deux artères comparables (les avenues Goffin et Roi Albert, à Berchem-Ste-Agathe), également parcourues par des trams 3000 (la ligne 19), sont quant à elles sous le statut de voies prioritaires (l’avenue Goffin bénéficiant même de pistes cyclables séparées). Elles ont pour leur part été placées à 30 km/h maximum. Difficile de trouver une quelconque cohérence dans de tels choix.

Le fait que la « ville à 30 » impacte négativement la vitesse commerciale des lignes de bus a ensuite été contesté par la STIB. Les bus ayant (souvent de manière très théorique il est vrai !) à respecter le 30 km/h dans des artères où auparavant ils pouvaient circuler à 50 km/h, voient la durée de leur trajet allongée en proportion. La STIB a cherché à contrer cette mauvaise surprise en recommandant aux communes le placement de l’intégralité du tracé des lignes de bus sous le statut de « voie prioritaire », espérant ainsi limiter les pertes de temps induites par les priorités de droite et compenser le passage à 30 km/h maximum. Ce courrier, adressé en pleine période de pandémie, a rapidement été oublié par les communes. La recommandation est restée lettre morte…

Le problème se pose aussi pour les trams qui, n’étant pas soumis au code de la route, peuvent s’affranchir de la limite à 30 km/h. En l’absence d’un site propre, comme c’est le cas par exemple du tram 92 à la chaussée de Charleroi, les trams ont en effet à partager une chaussée où les automobiles ne peuvent dépasser le 30 km/h. Ce n’est guère efficace et plutôt inédit, pour ne pas dire dangereux, en termes de sécurité routière.

Enfin, la communication a manqué de clarté. Certains organes de presse, même officiels, ont titré « Bruxelles est une zone 30 ». Une telle annonce laisse erronément penser que toutes les voiries à 30 km/h seront à terme aménagées comme des « zones 30 », ce qui est impossible bien sûr. Quand des voiries comme la chaussée d’Alsemberg, la chaussée de Waterloo, la chaussée de St-Job… sont placées sous le régime du 30 km/h maximum, cela signifie que l’on y impose un régime de vitesse lente mais nullement qu’elles seront aménagées selon les standards classiques et originels de la zone 30. La plupart des pays ont compris qu’il convenait de « désacralisé » les zones 30 et faire du 30 km/h une limitation de vitesse comme une autre, qu’il s’agit de respecter sans que l’on y soit forcément « contraint » par l’aménagement de la chaussée. Ce principe n’est apparemment pas partagé à Bruxelles ou, à défaut, méconnu.

Le plus étonnant reste toutefois la manière dont la ville à 30 a été instaurée sur le terrain. Sans une maîtrise absolue et hors norme des subtilités de la géographie régionale bruxelloise et du Code de la route, il est en effet impossible d’y comprendre grand-chose.

Le premier écueil est géographique : où faire débuter la « ville à 30 » ? Les villes à 30 européennes sont avant tout des « villes à 30 de fait », essentiellement circonscrites aux noyaux historiques et anciens des villes. La compréhension de la ville à 30 pour l’utilisateur est de ce fait assez intuitive. A Bruxelles, c’est plus compliqué. Le choix de généraliser la ville à 30 à tout le territoire régional est bien sûr celui d’un certain pragmatisme. Mais, avec le modèle urbain hétéroclite qu’offre la Région bruxelloise, où le flou entre « ville » et « banlieues » peu denses est régulièrement de mise, il est difficile de s’y retrouver. Il ne peut plus être question de perception intuitive pour l’utilisateur. En quoi l’automobiliste qui parcourt les avenues du quartier Fond’Roy peut-il davantage s’y sentir « en ville » que dans les lotissements adjacents de Rhode-St-Genèse ?

Un principe de gestion basique pour une autorité publique est que, quand une mesure est difficile à comprendre de manière intuitive, il faut renforcer de manière inversement proportionnelle l’information des utilisateurs. Est-ce le cas ? Absolument pas. Sans doute effrayée par une tâche complexe, la Région a choisi de simplifier les choses à l’extrême. Par une modification du Code de la route, le panneau d’agglomération (techniquement dénommé F1) a implicitement la signification, pour la Région de Bruxelles-Capitale (mais ni en Flandre, ni en Wallonie), d’une vitesse limitée à 30 km/h (sauf exception mentionnée par le panneau dénommé C43). Le problème est que la Région a, en 2015 et assez ridiculement il faut bien le dire, remplacé tous les panneaux d’agglomération en entrée de ville en les rendant anonymes. Là où vous aviez un panneau mentionnant « Région de Bruxelles-Capitale - Uccle », vous n’avez plus aujourd’hui qu’un panneau sans aucune mention de localité. L’automobiliste lambda qui arrive à Uccle depuis la Flandre et qui, en toute légitimité peut très bien ne pas ou peu connaître Bruxelles, doit non seulement être au fait qu’une nième modification du Code de la Route belge a instauré une particularité régionale à une disposition internationale, mais il doit aussi savoir qu’il accède à ce territoire d’exception. Avec des panneaux qui ne comprennent aucun nom de localité, c’est compliqué… Qu’importe. Si cet automobiliste se fait « flasher » lors de son passage parmi la « ville à 30 » bruxelloise, il paiera son ignorance des subtilités d’un système qui l’a piégé « à l’insu de son plein gré » et ne l’a jamais prévenu in situ d’une situation pour le moins exceptionnelle. A l’instar d’autres communes bruxelloises faisant frontière avec la Flandre, Uccle est particulièrement concernée par ce déficit flagrant d’information. Il ne touche pas que d’infortunés visiteurs, qu’ils soient proches ou lointains. L’Ucclois connaît-il parfaitement les limites de sa Commune ?

Dans ce contexte difficile, on pouvait légitimement s’attendre à ce que le projet de « ville à 30 » fasse l’objet d’une attention décuplée et d’une mise en évidence très claire pour les utilisateurs. Aujourd’hui on est très loin du compte. La désinvolture avec laquelle la Région a traité la question laisse pantois. Elle aurait au minimum pu intégrer au panneau d’agglomération un panneau C43 mentionnant une limite à 30 km/h en relation avec ce statut d’agglomération. Le code du gestionnaire, « bible » administrative qui organise la manière d’installer les signalétiques routières, le permet. Elle aurait aussi pu adjoindre des panneaux d’avertissement informels, mais surtout plus compréhensibles. Ses rares interventions se sont hélas traduites par le placement de panneaux peu spectaculaires et ambigus.

Quelques exemples concrets illustrent le chaos actuel. Considérons tout d’abord celui qui accède à Uccle depuis Hoeilaart, via la drève des Haras (dans la forêt de Soignes). Il y lira la mention explicite d’une vitesse limitée à 50 km/h. Un kilomètre plus loin, drève de Lorraine, il croisera un panneau d’agglomération anonyme. Il devrait en théorie comprendre qu’il accède à la « ville à 30 » mais il y a peu de chance que ce soit le cas. S’il bifurque ensuite via l’avenue Van Bever, il y trouvera toujours la mention explicite d’une vitesse limitée à 50 km/h. Au sortir de l’avenue Van Bever, chaussée de Waterloo, il devrait, malgré l’absence de tout avertissement explicite, comprendre qu’il est enfin dans la « ville à 30 » et là où il ne peut dépasser le 30 km/h. Bonne chance à lui… Autre cas avec celui qui accède à Uccle depuis Rhode-St-Genèse, via la chaussée de Waterloo. Il n’est pas logé à meilleure enseigne. Aucun avertissement explicite. Pire, à l’approche du carrefour avec l’avenue Van Bever, il « tombe » sur un panneau de « zone 30 d’abords d’école » (institut des sourds muets). Soit une « zone 30 » à l’intérieur de la « ville à 30 » et ce en un secteur qui est bel et bien délimité à 30 km/h. Une telle signalétique ne devrait pas subsister. Elle est pourtant bien là et induit encore davantage de confusion. Tout le monde s’attend, de par son expérience, à ce qu’une zone 30 d’abords d’école n’ait de validité que dans les environs d’un établissement scolaire. Au-delà de celui-ci, le régime de vitesse ne pourrait qu’être le 50 km/h. Pourtant chaussée de Waterloo ce n’est pas le cas…

L’accès à la « ville à 30 » par Uccle se fait donc en l’absence des informations utiles requises. L’automobiliste, qu’il soit familier de Bruxelles ou non, pénétrant dans la Région via Drogenbos, Linkebeek, Rhode-St-Genèse…, n’a strictement aucun indice lui permettant de comprendre que le régime de vitesse par défaut est le 30 km/h. Pire, la structure de grandes avenues qui caractérise le sud d’Uccle n’a aucune des caractéristiques qui pourraient implicitement laisser penser qu’un régime de vitesse lente est imposé quasi partout. Le système conduit donc à un piège et est a fortiori inefficace… La Région peut bien sûr toujours se dédouaner derrière l’adage « nul n’est censé ignorer la loi », aussi complexe puisse être l’application de cette dernière. Ou encore se réfugier derrière le fait qu’il existe sur le site internet de Bruxelles Mobilité une information traduite en 8 langues étrangères. Mais, les sanctions « bêtes et méchantes » qui ne manquent pas de s’abattre sur des utilisateurs qui n’ont, pour une bonne part d’entre eux, rien de « fous du volant », sont contreproductives. Cela ne peut qu’alimenter le rejet de l’action publique et le bien-fondé de la mesure, ce qui est regrettable bien évidemment.

Là où une signalétique d’avertissement à la « ville à 30 » existe, soit un cas de figure rare, on ne peut que constater sa faible lisibilité et son caractère peu explicite. Noyé parmi une multitude de panneaux, ce type d’information passe inaperçu.

Cerise sur le gâteau, la confusion quant au régime de vitesse qui est d’application en un endroit donné est renforcée au gré des interventions des entrepreneurs de chantiers de voirie. Par un réflexe quasi pavlovien, ces entrepreneurs systématisent le placement d’un panneau de limitation à 30 km/h (les signalétiques de chantier) à chacune de leurs interventions, sans se soucier du régime de vitesse qui prévaut en l’absence de chantier. Or, signaler une limite de vitesse à 30 km/h, du fait d’un chantier dans une artère où le régime de vitesse maximale est en toutes circonstances de 30 km/h, est évidemment ridicule. A l’instar de ce qui a été évoqué précédemment pour les abords d’écoles, il ne peut que laisser à penser, qu’en dehors de la zone de chantier, une vitesse plus élevée est autorisée, ce qui n’est bien sûr pas le cas. D’où une nouvelle information erronée et même un piège pour les utilisateurs. Personne n’a semble-t-il pensé à prévenir les entrepreneurs de travaux que la « ville à 30 » est une réalité qui leur impose une attention particulière.

En conclusion, si le projet de ville à 30 est légitime dans son principe et part d’intentions louables, l’amateurisme de sa mise en œuvre ne fait qu’en desservir la cause. Par précipitation probablement, alors qu’on était en droit d’attendre une action responsable, on nous a servi une « ville à 30 au rabais ». Mais il n’est jamais trop tard pour corriger les choses…

Didier Recollecte

21 mars 2024